Le loup dans la bergerie
Les dispositions de l'article L. 2314-18 du Code du travail prévoient que tout salarié âgé de seize ans révolus, travaillant depuis trois mois au moins dans l’entreprise et n’ayant fait l’objet d’aucune interdiction, déchéance ou incapacité relatives à ses droits civiques, peut participer en qualité d’électeur à l’élection du comité social et économique.
L'exclusion historique des cadres dirigeants de l'électorat
En se référant à cet article, la Cour de cassation a depuis longtemps jugé que doivent être exclus de l'électorat (et donc de l'éligibilité), à toutes les élections professionnelles, outre le chef d'entreprise lui-même, les salariés qui :
- soit disposent d'une délégation écrite particulière d'autorité leur permettant d'être assimilés au chef d'entreprise (Cass. soc. 6 mars 2001, n° 99-60553) ;
- soit représentent effectivement l'employeur devant les institutions représentatives du personnel (Cass. soc. 12 juill. 2006, no 05-60300).
Ont ainsi par exemple été jugés non électeurs (et non éligibles) les salariés qui :
- président le comité d'entreprise (aujourd'hui comité social et économique) (Cass. soc. 24 juin 1998, no 96-60459) ;
- représentent effectivement l'employeur devant les représentants de proximité (Cass. soc. 31 mars 2021, n° 19-25233) ;
- représentent à plusieurs reprises l'employeur dans les relations et négociations avec les salariés sans pouvoir renoncer unilatéralement aux pouvoirs qui leur ont été donnés par l'employeur (Cass. soc. 28 sept. 2017, no 16-15807) ;
Il en va pareillement, selon nous, du salarié représentant l'employeur chargé de présider la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) ou la commission économique des grandes entreprises.
Cette jurisprudence permet d'éviter, selon la Cour de cassation, « de placer les salariés concernés dans la position contradictoire de participer à la vie de telle ou telle institution représentative tout en étant susceptibles de jouer le rôle d'interlocuteur des élus ou des syndicats ». Elle est cependant remise en cause par une décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2021.
Exclusion de l'électorat déclarée inconstitutionnelle
Saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par la chambre sociale de la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel a déclaré non-conforme à la Constitution l'article L. 2314-18 du Code du travail tel qu'interprété par la jurisprudence ci-avant évoquée.
Le Conseil juge en effet que priver des salariés de toute possibilité de participer en qualité d’électeur à l’élection du comité social et économique, au seul motif qu’ils disposent d’une délégation ou d’un pouvoir de représentation de l'employeur, portent une atteinte manifestement disproportionnée au principe de participation des travailleurs (Cons. constit., déc. n° 2021-947 QPC, 19 nov. 2021, Syndicat national de l'encadrement du groupe Carrefour CFE-CGC).
En l'espèce, 80 directeurs de magasins avaient été retirés des listes électorales à la demande de la CGT, ce qui avait été validé par la Cour de cassation (Cass. soc. 31 mars 2021, n° 19-25233, voir notre article à ce sujet).
Soucieux de laisser du temps au législateur pour procéder à une réécriture de la loi, le Conseil constitutionnel a cependant décidé que l'abrogation de l'article L. 2314-18 du Code du travail, jugé non conforme à la Constitution, ne produira ses effets qu'à compter du 31 octobre 2022.
En conséquence, tant que l'inconstitutionnalité reconnue n'est pas corrigée par le législateur et au plus tard le 31 octobre 2022, les solutions jurisprudentielles actuelles conservent leur pertinence. Un syndicat peut donc encore demander l'exclusion de l'électorat des salariés qui sont titulaires d’une délégation ou qui représentent l'employeur devant les institutions représentatives du personnel.
Une décision critiquable
Nous pensons qu'il n'est pas excessif d'interdire aux salariés qui sont titulaires d’une délégation ou qui représentent l'employeur devant les institutions représentatives du personnel de participer aux élections du comité social et économique.
Certes, cette instance les représente comme tout salarié, mais force est de constater que dans le fonctionnement du comité, les salariés qui représentent l'employeur sont davantage du côté de ce dernier que de celui de la délégation du personnel. Leur reconnaître au nom du principe de participation le droit d'être électeur laisse entendre qu'ils seraient sur un pied d'égalité avec les autres salariés, ce qui est inexact. En effet, ils disposent le plus souvent d'un certain pouvoir dans l'entreprise en participant aux décisions de la direction par rapport aux autres salariés qui sont sous leur subordination.
Les conditions d'éligibilité restent inchangées
Quoi qu'il en soit, si le législateur devra réécrire l'article L. 2314-18 du Code du travail sur l'électorat en redéfinissant les salariés électeurs, il ne lui est pas demandé par le Conseil constitutionnel d'en faire de même pour l'article L. 2314-19 relatif aux conditions d'éligibilité.
Le principe de participation serait en effet gravement atteint si les salariés membres de l'encadrement assimilés à l'employeur pouvaient être élus représentants du personnel. Cela les mettrait en position d'être juge et partie, ce qui fausserait encore davantage le dialogue social au sein de l'instance de représentation du personnel que constitue le CSE. Celui-ci a, rappelons-le, pour mission selon l'article L. 2312-8 du Code du travail, d'assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion de l'entreprise.
A minima, la dissociation entre salariés électeurs et éligibles s'impose, sauf à neutraliser, sous couvert de faux égalitarisme, le principe de participation des salariés, par l'intermédiaire de leurs délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises.