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DROITS DE GRÈVE
DROITS DE GRÈVE

La réquisition préfectorale contre les grévistes

Publié le 20 octobre 2022
Modifié le 25 octobre 2022
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Le juge des référés a estimé, contrairement à l'Organisation internationale du travail (OIT), que l'activité de pompage d'un dépôt pétrolier est, par nature, un besoin essentiel du pays. L'intervention préfectorale serait justifiée par les besoins du service public et des atteintes à l'ordre public et la réquisition de 4 salariés leur serait proportionnée.

Le conflit social

Les entreprises pétrolières TotalEnergies et Esso-ExxonMobil tirent un profit exceptionnel de l'augmentation des cours des hydrocarbures liée à l'invasion de l'Ukraine. Cela contribue à la forte inflation qui frappe les ménages depuis la fin de l'année 2021 (environ 5,6 points sur un an). Pourtant, elles refusent les augmentations de salaire qui permettraient à leurs propres salariés d'y faire face. En réaction, ces derniers ont fait usage de leur droit de grève, refusant depuis le 27 septembre de faire fonctionner six des huit raffineries françaises. Notons, par ailleurs, que l'injustice de la répartition du coût et des bénéfices de la crise énergétique n’est pas ressentie qu'en France ni que dans ce secteur : de grandes mobilisations ont lieu au Royaume-Uni, en Espagne et en Allemagne.

L'intervention de l'Etat : la réquisition des salariés grévistes

Le 12 octobre 2022, sur ordre du gouvernement, le préfet de la Seine-Maritime est intervenu pour requérir des salariés grévistes sur le fondement de l'article L.2215-1 4° du Code général des collectivités territoriales. Le lendemain, le préfet du Nord procède à la réquisition de salariés de TotalEnergies.

Les décisions judiciaires : rejet des recours des syndicats

Le 13, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a rejeté un référé liberté-déposé par la Fédération nationale des industries chimiques CGT et par le syndicat CGT de la raffinerie des Flandres contre les arrêtés préfectoraux du 12 et du 13 octobre. Vendredi 14, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a refusé à son tour de suspendre l'arrêté préfectoral attaqué par la requête le saisissant. Le même jour, les grèves ont pris fin sur les sites exploités par Esso-ExxonMobil.

A l'évidence, il en résulte une situation très critiquable dans la mesure où il n'est pas reconnu d'atteinte au droit de grève alors même que l'arrêté préfectoral permet à l'entreprise de réaliser des profits grâce au travail contraint de ses salariés. Précisons que le fait de désobéir à une telle mesure de réquisition est puni de six mois d'emprisonnement et de 10000 euros d’amende.

Revenons sur le cadre légal de la réquisition préfectorale et la motivation du juge des référés.

Le pouvoir de réquisition préfectoral permet la réquisition de salariés grévistes

Ainsi qu'en dispose l'article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales,

«En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. […] »

« Dans le cas d'une réquisition adressée à une entreprise, lorsque la prestation requise est de même nature que celles habituellement fournies à la clientèle, le montant de la rétribution est calculé d'après le prix commercial normal et licite de la prestation. »

Un préfet peut donc, sous le contrôle du juge administratif, prendre les mesures imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités du maintien de l'ordre public. La reconnaissance du caractère de liberté fondamentale du droit de grève ne s'y oppose pas, dès lors que :

« La reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif, ou bien contraire aux nécessités de l'ordre public ou aux besoins essentiels de la Nation ou du pays»(Cons. Et. 7 juill. 1950, n° 1645, Dehaene).

Le pouvoir de réquisition qu'il tient de l'article L.2215-1 4° du Code général des collectivités territoriales lui permet donc notamment de requérir des salariés grévistes (Cons. Et. 2 févr. 1961, n°40013, Isnardon)

Selon le juge des référés, la réquisition ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève

Le pouvoir du préfet est limité aux mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées au maintien de l'ordre public (Cons. Et. Juge des référés, 27 oct. 2010, n°343966). Toutefois, le contrôle de l'urgence est absent des ordonnances rendues par les juges des référés de Rouen et de Lille.

Concernant le caractère nécessaire des mesures de réquisition, le juge a relevé la nécessité d'approvisionner les travailleurs et les services publics en carburant :

« 7. […] La nature même de l'activité exploitée sur le site, indispensable au fonctionnement des services publics de transport et à la circulation des travailleurs salariés ou indépendants, confère au pompage des installations la nature d'un besoin essentiel du pays. ».

Il a également retenu le risque d'atteintes à l'ordre public résultant de tensions dans les files des pompes à essence et d'éventuels accidents de la circulation dus aux voitures laissées à l'abandon. Il a rejeté l'argument du requérant selon lequel des mesures de police auraient pu suffire à éviter les risques évoqués :

« 8. […] Contrairement à ce qu'affirme le syndicat requérant, il ne pourrait être aisément remédié à la multiplication des atteintes à l'ordre public par des arrêtés de police ou des mesures de maintien de l'ordre alors que l'existence, non contestée, de stock disponible dans le dépôt pétrolier de Port-Jérôme-sur-Seine via la principale canalisation alimentant la région parisienne constitue un moyen adapté de juguler une pénurie qui s'aggrave. »

Concernant le caractère proportionné des mesures de réquisition, le juge constate que l'arrêté porte sur un effectif, une durée et une liste de tâches limitées. Dès lors, il permet seulement d'assurer un service minimum et pas un service normal -ce qui aurait porté atteinte au droit de grève.

D'autres arguments de la requête ont été tout simplement écartés sans recevoir de réponse. C'est notamment le cas de l'invocation, par les requérants, des conventions n°87, 98 et 135 de l'Organisation internationale du travail (voir encadré). Le juge se contente, ici, de l'affirmation suivante :

« 11. […] En l'espèce, l'édiction d'un arrêté préfectoral de réquisition aux effets limités ainsi qu'il est dit ci-dessus n'apparaît pas manifestement attentatoire au droit de grève reconnu et protégé par la convention… »

Dans cette affaire, le gouvernement a entretenu plusieurs confusions qu'il convient de dissiper.

Les grèves en cours ne sont pas des blocages

La communication gouvernementale entretient une confusion entre les notions de grève et de blocage, affirmant que plusieurs raffineries et dépôts seraient bloqués par la grève. Il est donc nécessaire de rappeler que, juridiquement, constitue une grève la cessation totale du travail, collective et concertée en vue d'appuyer des revendications professionnelles connues de l'employeur (Cass. soc. 2 févr. 2006, n° 04-12336). Le blocage de l'entreprise, empêchant les salariés non-grévistes de travailler constitue en revanche un mouvement illicite dès lors qu'il porte atteinte, selon la Cour de cassation, à leur liberté de travail (Cass. soc. 14 sept. 2017, n° 16-16069). Ainsi, le gouvernement cherche à donner à la grève l'image d'une voie de fait (c'est-à-dire d'une d'action illégale). Or, qualifier une grève de blocage est juridiquement faux et donne une idée erronée de sa licéité.

Le gouvernement n'est pas le juge des conventions collectives

Madame le Premier ministre, Elisabeth Borne, a fait la déclaration suivante lors des questions au gouvernement à l'Assemblée nationale :

« Ce ne sont pas des accords a minima. Les annonces de la direction sont significatives. Dès lors, j'ai demandé aux préfets d'engager, comme le permet la loi, la procédure de réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts de cette entreprise. »

Cette déclaration pose un sérieux problème du point de vue de la motivation des arrêtés de réquisition. Une réquisition préfectorale, comme nous l'avons vu, est une mesure grave qui permet d'imposer unilatéralement, sous peine d'emprisonnement, une obligation de faire à plusieurs personnes. C'est également une mesure qui restreint l'exercice d'une liberté fondamentale. A ce titre, elle est encadrée par des conditions exigeantes (du moins en théorie) de nécessité et de proportionnalité. Or, la Première ministre déclare que les réquisitions ne sont pas faites en fonction du risque ou de la survenance d'une atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité ou à la sécurité publiques, mais en fonction de l'idée que se fait le gouvernement de la qualité d'un accord collectif. Cette motivation constitue un détournement de l'article L.2215-1 précité, d'autant que le rejet par l'employeur des revendications fondant une grève ne supprime en rien le droit de faire grève (Cass. soc. 11 juill. 1989, n° 87-40727).

Le pouvoir de réquisition est inadapté à une pénurie causée par une grève

Initialement prévue par la loi du 11 juillet 1938 pour des urgences liées à la guerre, le pouvoir de réquisition obéit à une logique classique en droit public liant pouvoir exorbitant de l'administration et indemnisation des administrés. Le Conseil d'Etat admet que la réquisition soit utilisée contre des grévistes alors qu'il est pourtant clair que cette même logique est inadaptée à un contexte de grève.

En premier lieu, l'indemnisation des salariés par le versement de leur salaire est manifestement insuffisante puisque, d'une part, le versement de cette rémunération est justement la situation de travail contre laquelle ils font grève. La fixation de l'indemnisation au niveau du salaire normal est donc un entérinement du statu quo d'avant grève et une nouvelle délégitimation du mouvement de grève. D'autre part, pour raisonner en termes de préjudice, le travailleur gréviste est indemnisé pour son travail, mais pas pour le fait d'avoir été empêché de faire grève.

En second lieu, l'entreprise étant rémunérée au prix commercial normal pour ses produits ou prestations, les salariés perdent leur moyen de pression.

Il faut conclure en rappelant le sacrifice auxquels consentent les grévistes. Vingt jours de grève signifient vingt jours sans salaire, ce qui, au niveau actuel de l'inflation, devrait suffisamment renseigner l'opinion sur la nécessité de leurs revendications. Cela devrait suffire à conjurer l'idée aussi absurde que malveillante d'une grève opportuniste et superflue.

La recommandation de l'OIT et le choix des effectifs requisPour sa part, le comité de la liberté syndicale de l'Organisation internationale du travail (OIT) refuse, dans son rapport n°362 de novembre 2011, de qualifier la distribution de combustibles de service essentiel : « Le comité souhaite aussi rappeler que les installations pétrolières ou encore la production, le transport et la distribution de combustibles ne constituent pas des services essentiels au sens strict du terme. »
Il admet néanmoins que le maintien de services minima en cas de grève devrait être possible, « dans les services qui ne sont pas essentiels au sens strict du terme mais où les grèves d'une certaine ampleur et durée pourraient provoquer une crise nationale aiguë menaçant les conditions normales d'existence de la population et dans les services publics d'importance primordiale ».
En réalité, il semble que la position de l'OIT sur la licéité de mesures de réquisition se concentre autour de la manière de déterminer les effectifs nécessaires à ce qui sera considéré un service minimum. Ainsi, sa recommandation est la suivante : « Le comité demande au gouvernement de privilégier à l'avenir, devant une situation de paralysie d'un service non essentiel mais qui justifierait l'imposition d'un service minimum de fonctionnement, la participation des organisations de travailleurs et d'employeurs concernées à cet exercice, et de ne pas recourir à l'imposition de la mesure par voie unilatérale. »
Il convient donc, selon le comité, d'inclure les organisations syndicales et patronales dans la détermination du service minimum à effectuer. Cela permettrait une prise en compte au moins partielle de la spécificité de la situation qui se prête particulièrement mal à une intervention unilatérale de l'Etat. Par conséquent, malgré ce que certains ont pu écrire, la CGT ne se trompe pas en invoquant la recommandation de l'OIT pour appuyer sa critique de l'ordonnance de rejet rendue par le juge des référés. Ce dernier s'est en effet passé de justifier sa décision au regard de l'avis de l'organisation. S'il avait choisi de le prendre en compte, il n'aurait pu que noter que la recommandation susmentionnée n'a pas été suivie par le gouvernement français, qui a préféré l'unilatéralité à la concertation.
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