Action de groupe pour discrimination : 1 à 0 pour le patronat, mais le match continue…
La CGT, à l'origine de la première action de groupe en matière de discrimination, a été déboutée par le tribunal judiciaire de Paris le 15 décembre 2020 dans l'affaire qui l'opposait à l'entreprise Safran Aircraft Engines pour discrimination syndicale. Cette première défaite milite pour la nécessaire évolution de cette nouvelle procédure de lutte contre les discriminations.
L'action de groupe, une nouvelle procédure judiciaire pour lutter contre les discriminations au travail
Créée par la loi Justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016, l’action de groupe en matière de discrimination vise à établir que plusieurs salariés d’une même entreprise subissent une discrimination directe ou indirecte fondée sur un même motif. Son objectif principal, à visée collective, est de faire cesser les discriminations dans l'entreprise, mais elle permet aussi la réparation du préjudice subi individuellement par les victimes.
Pour en savoir plus, voir notre article « Action de groupe pour discrimination au travail, une procédure qui se cherche » ainsi que l'infographie dédiée.
Le long combat contre la discrimination syndicale chez Safran
Depuis une vingtaine d'années, les syndicalistes de Safran se battent contre la discrimination dont ils dont victimes. De nombreuses actions judiciaires individuelles, victorieuses, ont été menées et plusieurs accords collectifs ont été négociés pour tenter d'y mettre un terme. La discrimination perdurant, la CGT s'est saisie de l'action de groupe en mai 2017 afin de la faire cesser en agissant sur ses causes structurelles. La première phase obligatoire de discussion avec l'employeur s'étant révélée infructueuse, la phase judiciaire a démarré en mars 2018 avec l'assignation de Safran. Le Défenseur des droits, intervenu à l'audience tenue le 8 septembre 2020, a demandé au tribunal de « constater que les discriminations observées caractérisent une discrimination directe, indirecte, par injonction, dont le cumul créé une discrimination collective et systémique en raison de l'exercice des activités syndicales ».
Mais le tribunal judiciaire de Paris a jugé que, faute d'applicabilité de la loi invoquée, les syndicats CGT seront déboutés de l'ensemble de leurs demandes et les propositions du Défenseur des droits seront écartées (TJ Paris, 15 décembre 2020, no 18/04058).
L'échec de l'action de groupe pour non-rétroactivité de la loi
Le tribunal ne s'est pas prononcé sur le fond de l'affaire, la réalité ou pas de la discrimination syndicale chez Safran, mais a estimé que la loi Justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016, qui a instauré l'action de groupe, ne pouvait s'appliquer en raison :
- du principe de non-rétroactivité de la loi (« la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif »,2 du Code civil) ;
- de l'article 92 de la loi Justice duXXIe siècle qui dispose que l'action de groupe en matière de discrimination n'est applicable qu'aux « seules actions dont le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est postérieur à l’entrée en vigueur de la présente loi ».
Pour le tribunal, seuls les faits générateurs et les manquements intervenus entre la date d'entrée en vigueur de la loi Justice du XXIe siècle et la date de l'assignation de la CGT contre Safran peuvent être invoqués, soit une période comprise entre le 20 novembre 2016 le 30 mars 2018.
Le tribunal a donc refusé de tenir compte des éléments antérieurs à cette période. Mais il a aussi estimé que « la discrimination collective et systémique consistant précisément en des agissements ou des abstentions qui par définition se répètent et produisent leurs effets dans le temps, une telle période de seize mois et dix jours apparaît visiblement trop courte pour permettre la nécessaire prise en compte d'une pluralité d'échéances périodiques en termes d'augmentations de salaire ou d'avancements ou évolutions de carrière».
On est à la limite du raisonnement sophiste : l'action de groupe s'applique aux discriminations collectives – ces discriminations produisent leurs effets sur un temps long – seules les preuves comprises sur une période courte sont examinées – la discrimination collective ne peut donc pas être prouvée dans le cadre de l'action de groupe.
Si on en restait là, on pourrait conclure qu'une action de groupe pour discrimination n'aurait aucune chance d'aboutir avant les calendes grecques.
Un jugement discutable
Le tribunal fait primer le principe de non-rétroactivité de la loi sur le droit à ne pas être discriminé mais ses motivations apparaissent fragiles sur plusieurs points :
- La loi Justice au XXIe siècle serait, selon le tribunal, une réforme de fond aménageant le droit de la preuve en matière de discrimination. Or, cette loi n'a absolument rien changé en la matière. La charge de la preuve a été aménagée pour le salarié par une loi bien plus ancienne du 16 novembre 2001qui prévoit qu'il doit seulement présenter « les éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte […]»,l'employeur devant, lui, prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination (art. L. 1134-1 du Code du travail).
- Le refus de prendre en compte les faits générateurs ou manquements antérieurs dont les effets continuent de s'exercer pendant la période retenue : la discrimination étant un processus continu, il n'existe bien souvent pas de fait générateur ponctuel et les manquements intervenus postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi Justice au XXIe siècle justifient d'examiner la situation dans son intégralité, en prenant en compte ce qui s'est passé sur le temps long. D'ailleurs, la Cour de cassation admet que le juge puisse prendre en compte des éléments antérieurs pour apprécier la réalité de la discrimination subie au cours de la période retenue ( soc. 4 fév. 2009, n° 07-42697 ).
- Le tribunal passe à côté de la dimension collective de l'affaire, alors même qu'y réside le seul intérêt de l'action de groupe. Il passe au crible de l'applicabilité de la loi dans le temps les situations individuelles du dossier présenté et renvoie les victimes déboutées à des actions prud'homales mais ne s'intéresse à aucun moment aux causes structurelles de cette discrimination. Pourtant, l'action de groupe n'a d'intérêt qu'en tant qu'action collective. En effet, au niveau individuel, seuls sont indemnisables les préjudices subis à compter du démarrage de l'action de groupe, alors qu’en cas d’action aux prud'hommes, la réparation est intégrale.
Une première bataille perdue mais la lutte continue
Sans surprise au regard des fragilités de l'argumentation déployée, la CGT fait appel de cette décision. Dans l'attente, on regardera de près la suite judiciaire donnée à la seconde action de groupe engagée par la CGT contre la Caisse d’Épargne Île-de-France assignée en octobre 2020 pour discrimination envers les femmes.
Le déploiement de l'action de groupe illustre à quel point le droit du travail est un droit vivant. Née suite aux combats syndicaux judiciaires contre la discrimination, l'action de groupe doit maintenant évoluer pour sortir du corset dans lequel le législateur l'a enfermée initialement et pouvoir, enfin, appréhender les situations de discriminations collectives et structurelles.